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Géopolitique de l’Arménie et enjeux diplomatico-religieux

Carrière

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06.06.2024

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Entretien réalisé par Sébastien Callies (Promo 2021),
Collaborateur de l'Observatoire géopolotique du religieux avec 

Tigrane Yegavian / Chercheur, Institut chrétient d'Orient
et Centre français de recherche sur le renseignement

JUIN 2024


Charles Aznavour dans son titre Tendre Arménie ne pouvait mieux décrire par ses premiers vers, la situation tragique actuelle de son pays :

« Son sol est sillonné que par ses cicatrices
Dieu l'a mise à l'épreuve sans la ménager
Elle n'a survécu qu'aux prix de sacrifices
Le plus souvent trahie, le plus souvent violée »

Un nouveau sillon est inexorablement tracé par cette nouvelle guerre que vous qualifiez d’ontologique avec l’Azerbaïdjan. L’Être arménien est de nouveau en péril. Sans tomber dans l’écueil réducteur du conflit religieux, on ne peut toutefois omettre le fait religieux et ses imbrications. La situation d’impasse liée à la crise politique et institutionnelle actuelle conduit des personnalités ecclésiastiques à s’engager activement. Le Catholicos Aram I, meneur emblématique de la diaspora arménienne depuis le Liban et Sa Sainteté Karekin II Patriarche de l’Église apostolique arménienne sont deux figures importantes pour cette nouvelle dynamique. La réunion du Conseil pan-arménien des diplomates[1] au siège de l’Église apostolique arménienne ou encore le colloque international à Antélias au Liban sur le génocide et la situation de l’Artsakh renforcent cette nouvelle impulsion. Quelle est votre analyse relative à cet élan diplomatico-religieux ?

Tigrane Yegavian : « L’Église arménienne apostolique présente une particularité unique au monde. Si elle constitue une seule et même Église par son dogme, elle a une dimension bicéphale avec deux catholicoï : Karekine II qui est en tant que catholicos de tous les Arméniens a la primauté d’honneur, siège au Saint Siège d’Etchmiadzine ; et le catholicos Aram Ier de la Grande Maison de Cilicie qui siège à Antélias au Liban. Les tensions datant de la période de la guerre froide se sont dissipées à la fin des années 1980, les deux sièges ont failli fusionner à l’initiative du président de la République d’Arménie en 1994. Aujourd’hui il existe une forme de complémentarité tacite entre les deux sièges, et surtout une dualité à l’image de l’identité arménienne (République d’Arménie et Diaspora). Si le synode du Catholicossat de tous les Arméniens est à écrasante majorité composé d’évêques et archevêques originaires du Caucase et de culture arménienne orientale, le catholicossat de Cilicie est légataire de la mémoire des Arméniens de l’empire ottoman dispersés en diaspora. 

L’élan diplomatico-religieux que vous soulignez n’est pas nouveau chez le catholicos de Cilicie qui depuis son élection en 1995 et même avant, s’est distingué par son engagement souligné dans le champ œcuménique. Sa Sainteté Aram Ier a été élu à plusieurs reprises modérateur du Conseil Mondial des Églises et jouit d’une grande confiance et estime auprès de ses partenaires 

catholiques, orthodoxes et protestants. Ensuite, il a fait du combat pour la défense de la cause arménienne et la préservation de l’identité arménienne dans la diaspora une priorité. 

Les événements tragiques qui s’enchevêtrent au sein du monde arménien avec la guerre des 44 jours de 2020, le blocus suivi du nettoyage ethnique de l’Artsakh, la poursuite de la guerre sur le territoire souverain de la République d’Arménie, ont poussé les deux têtes de l’Église arménienne à se rapprocher pour œuvrer de concert. Le principal obstacle aujourd’hui est la détérioration des relations entre le gouvernement arménien et le catholicossat d’Etchmiadzine. Le catholicos Karekine II avait appelé le Premier ministre arménien Nikol Pachinian à démissionner dans la foulée de la défaite de novembre 2020, s’en était suivi une tension larvée entre le pouvoir politique et spirituel en Arménie, pays qui ne dispose pas encore de l’équivalent d’un concordat, où l’article 8 de la Constitution souligne la « mission spéciale » de l’Église arménienne apostolique. Les vœux traditionnels du catholicos Karekine II cette année n’ont pas été retransmis le jour de l’an par la télévision publique ce qui constitue un précédent.  

De son côté le catholicos Aram Ier a fait montre de solidarité vis-à-vis de de Karekine II en appelant lui aussi à la démission de N. Pachinian ; mais souhaiterait jouer les médiateurs entre Erevan et Etchmiadzine partant du principe que cette tension ne fait qu’affaiblir l’Arménie. Il profite de sa situation diasporique pour paraître en arbitre au-dessus de la mêlée, mais à ce jour il ne dispose pas de canaux officiels de dialogue avec Erevan ce qui grève ses chances d’aboutir. »

Le catholicos Karekine II recevant au Saint-Siège d’Etchmiadzine les membres de l’organisation non gouvernementale « Conseil pan-arménien des diplomates »[2]

La Russie s‘est constituée en protectrice des chrétientés orientales comme lors de son intervention récente en Syrie et même dans certains pays d’Afrique ou elle met en place une « stratégie de bulbes[3] ». Elle est toutefois dans une position plus qu’ambiguë en Arménie montrant son insuffisance sur cette diplomatie. 

La France ne devrait-elle pas se réveiller et recouvrer son prestige quant à la défense des libertés religieuses en Arménie ? N’est-ce pas le kaïros, le moment stratégique, pour combler le vide sécuritaire laissé par la Russie ?

Tigrane Yegavian : « Ni la Russie, ni la France n’ont à ce jour instrumentalisé la question de la solidarité chrétienne vis-à-vis de l’Arménie et du drame qui se joue en Artsakh. La Russie a abandonné les Arméniens de l’Artsakh et leur patrimoine plurimillénaire à une destruction prochaine sur l’autel d’un alignement géostratégique sur Bakou. L’Église orthodoxe russe dispose d’un diocèse en Azerbaïdjan qui est totalement aligné sur les thèses du régime azerbaidjanais. Le patriarche Cyrille qui avait une certaine proximité avec le catholicos Aram Ier n’a pas daigné répondre à ses appels à l’aide au cours de ces dernières années. Tout porte à croire que l’instrumentalisation du fait religieux trouve ses limites. 

En France, l’opinion publique en général et les milieux de droite conservateurs et catholiques manifestent leur amitié et leur soutien aux Arméniens. Mais au niveau du gouvernement nous sommes encore très loin d’une solidarité comparable à celle déployée vis-à-vis de l’Ukraine. L’Arménie et le Liban possède des points communs. Ce sont deux petites démocraties en péril, deux îlots de francophonie et de liberté menacées par la géopolitique néo impériale et la prédation des acteurs régionaux. La France manque d’une stratégique cohérente et efficace pour mieux faire entendre sa voix et agir pour la défense de ces deux pays relais d’influence de Paris au Caucase et dans le Moyen-Orient. »

 

À l’approche des élections européennes, que faire pour sensibiliser l’opinion politique française, sans rentrer dans une manipulation idéologique du conflit, afin que la communauté européenne protège avec efficience cet écrin de civilisation et modèle unique de démocratie du Caucase, au carrefour d’empires prédateurs ?

Tigrane Yegavian : « Il y a une communication qui peine à dépasser le périmètre des cercles acquis à la cause arménienne. Le journaliste Jean-Christophe Buisson, son ami l’écrivain Sylvain Tesson et une dizaine de grandes figures arménophiles (les eurodéputés François Xavier Bellamy, Nathalie Loiseau, le sénateur Bruno Retailleau, la député Anne-Laurence Petel...) déploient des efforts conséquents pour relayer le cri de détresse des Arméniens. Mais la France représente une exception en Europe. Récemment la Hongrie pays de tradition turcophile bien que défenseur des chrétiens d’Orient a bloqué une résolution d’aide militaire à l’Arménie. Une telle information est passée à la trappe.

L’enjeu est de nature double, d’abord communiquer. La France a besoin de relai en Europe, auprès des opinions publiques européennes qui ne veulent pas voir la tartuferie de la commission européenne qui d’une part boycotte les importations d’hydrocarbures russes mais n’ont aucun problème à se procurer du gaz azerbaïdjanais qui est en grande partie du gaz russe contournant les sanctions. Un autre travail doit être mené urgemment pour dénoncer la corruption des azerbaïdjanais dans le cadre de leur diplomatie du caviar vis-à-vis d’élus européens et français. Madame Rachida Dati se fait très discrète à ce sujet mais ses liens personnels et économiques avec le couple dictatorial Aliyev sont de notoriété publique. 

Dissuader, l’Azerbaïdjan d’attaquer l’Arménie en agitant le spectre des sanctions et en aidant militairement l’Arménie à mieux se défendre face au lâchage de la Russie. 

Et enfin sanctionner le régime des Aliyev pour les crimes commis en Artsakh, pour la répression contre ses opposants, pour la destruction entamée du patrimoine arménien et pour le maintien de façon arbitraire de prisonniers civils et militaires arméniens. »


Les destructions d’édifices religieux par le régime d’Aliyev se multiplient. Le Monastère d’Amaras (IVe siècle) est en péril avec sa première école arménienne de l’Artsakh créé au Ve siècle par Saint Mesrop Machtots, inventeur de l’alphabet arménien et fin poète.[4] 


NOTES

[1] https://www.armenews.com/spip.php?page=article&id_article=115352

[2] https://www.armenews.com/spip.php?page=article&id_article=115352

[3] L’ouverture récente d’un exarchat en Afrique de l’Eglise orthodoxe russe accompagne dans certains pays le développement des organisations de sécurité de la Russie.

[4] https://aerialarmenia.com/product/amaras-monastery/ 

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